Description
Édition définitive.
Elle comporte les pièces du procès intenté à Flaubert pour Madame Bovary, avec les textes complets du réquisitoire, de la plaidoirie et du jugement.
Exceptionnel exemplaire de lecture ayant appartenu à James Joyce
Il porte deux fois la signature de l’auteur à l’encre noire : la première sur le plat supérieur de la couverture ; la seconde au recto de la première garde, avec la mention « June 1901 ».
Le futur auteur d’Ulysses, alors âgé de 19 ans, allait bientôt se consacrer à la rédaction des quinze contes qui formeront le recueil Dubliners, dont le manuscrit, prêt dès 1905, connut toutes sortes de vicissitudes et de refus avant d’être publié en 1914 par l’éditeur Grant Richards Ltd.
L’influence de Gustave Flaubert sur James Joyce est fondatrice, déterminante, perpétuellement agissante. Que ce soit dans Madame Bovary, L’Éducation sentimental », Trois contes ou Bouvard et Pécuchet, on en repère la trace tout au long du corpus Joycien, l’écrivain irlandais partageant avec son prédécesseur français une conception totalisante et sacralisée de l’écriture romanesque.
Scarlett Baron, qui a patiemment analysé les récurrences intertextuelles de l’œuvre de Flaubert dans celle de Joyce, cite à plusieurs reprises cet exemplaire de Madame Bovary, qu’elle reproduit, et sur lequel elle fonde une bonne partie de ses démonstrations. Dès le 15 octobre 1901, souligne-t-elle, dans un de ses premiers essais – « The Day of the Rabblement », consacré à l’examen des romans de George Moore, qu’il accuse de copier servilement Flaubert et Jacobsen –, Joyce cite Madame Bovary dont il possède, depuis le mois de juin 1901, un exemplaire de l’édition française définitive : celui-ci. Dès lors, l’écriture de Flaubert, qui n’est pas non plus étrangère à l’apparition des Epiphanies (cf. S. Baron, op. cit., pp. 36-42) se mêlera toujours davantage, chez Joyce, à la création littéraire.
Flaubert semble avoir été une véritable obsession pour Joyce. Dès 1952, Stuart Gilbert écrit : « Flaubert is one of the three or four authors whose every line Joyce claimed to have read (he was also a great admirer of some of Tolstoy’s shorter works of fiction), and Dubliners, published in 1914, a collection of nouvelles, while superficially resembling some of Maupassant’s and Tchekov’s tales, has a texture more akin to Flaubert’s. » Mais il s’agit d’une admiration et d’un culte sévères – la marque de l’admiration qui a dépassé le stade du fanatisme –, sous laquelle se cache une forme de rivalité secrète. Si Flaubert fait en effet partie des quelques rares auteurs admirés par Joyce, qui non seulement pouvait réciter des pages entières tirées de l’œuvre de l’écrivain normand mais se vantait en outre d’avoir avoir lu chaque ligne qu’il avait écrite, il ne se privait pas de critiquer le maître.
Richard Ellmann, le biographe de Joyce, rapporte une anecdote devenue célèbre : « Joyce was not above playing the pedagogue ; one day he dined with Vanderpyl and another writer, Edmond Jaloux, at a restaurant in the rue St. Honoré. As they drank champagne and Fendant de Sion, Jaloux, who happened to be carrying a copy of Flaubert’s Trois Contes, began to praise the faultlessness of its style and language. Joyce, in spite of his own admiration for Flaubert, bristled, ‘Pas si bien que ça. Il commence avec une faute.’ And taking the book he showed them that in the first sentence of Un Cœur simple, ‘Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité’, envièrent should be enviaient, since the action is continued rather than completed. Then he thumbed through the book, evidently with a number of mistakes in mind, and came to the last sentence of the final story, Hérodias, ‘Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement’. ‘Alternativement is wrong’, he announced, ‘since there are three bearers’ ».
Au sujet de cette influence, jamais pleinement avouée par l’intéressé, mais de nos jours parfaitement et abondamment avérée, David Hayman commente : « Joyce was deliberately or unconsciously screening a Bloomian ‘anxiety of influence’. Or perhaps he felt himself to be beyond such an ‘anxiety’ as father to his own progenitor, saying under his breath ‘Flaubert c’est moi’ ».
Un cas d’école : Madame Bovary et la nouvelle « Eveline » (Dubliners)
Nombreux sont les scholars ayant établi, dans des contextes différents, le relevé de la filiation flaubertienne dans l’œuvre de Joyce, pointant notamment l’usage de l’esthétique du détachement, du procédé du discours indirect libre, du thème de l’adultère, de la tradition de l’encyclopédisme, de la minutie du détail et du mode hallucinatoire. Ulysses porte, tout comme The Portrait of the Artist as a Young man et Finnegans wake, la marque de l’œuvre flaubertien : Molly Bloom n’est-elle pas, à elle seule, une sorte d’avatar, de double inversé – le prolongement ironique d’Emma Bovary ? Toutes ces marques d’influence sont désormais répertoriées dans l’ouvrage de Scarlett Baron.
Mais c’est dans « Eveline », la quatrième des quinze nouvelles de Dubliners – la deuxième selon la chronologie de composition, écrite justement dans les mois suivant l’acquisition de cet exemplaire de Madame Bovary et publiée en 1904 dans le journal Irish Homestead –, que l’on trouve les exemples les plus éclatants de la dette de Joyce envers Flaubert, ainsi que l’application la plus évidente des principes d’un « bovarysme psychologique ». Ce portrait d’une jeune femme – une Dublinoise mélancolique et velléitaire qui renonce au dernier moment à suivre son amant en Argentine – a été analysé dans un brillant essai de stylistique comparée par Lorie-Anne Duech.
« Pour l’écriture de Dubliners, […] Joyce emprunte le regard médical de Flaubert pour se pencher sur la ville de Dublin, considérée comme une patiente gravement atteinte, afin d’exposer l’âme malade de la ville, ce qui n’est pas sans rappeler l’intérêt que portait Flaubert à l’observation attentive des « mousses de moisissure de l’âme » qu’exigeait l’écriture de Madame Bovary. […] Eveline est la première héroïne joycienne et c’est chez elle […] que les empreintes du bovarysme dans l’écriture de Joyce sont les plus prononcées. Comme Emma, la jeune Eveline souffre de « palpitations » ; comme Emma, [elle] rêve d’un ailleurs et cherche à fuir sa maison en comptant sur l’aide de son amant pour l’enlever au loin. Enfin pendant trois-quarts de la nouvelle [Eveline] est assise à sa fenêtre comme Emma Bovary avait l’habitude de le faire […]
Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir. Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d’or. Emma, de loin, l’entendait venir ; elle se penchait en écoutant.
Ces phrases, que l’on peut aisément découper en unités mesurées et rythmées, sont soumises à une cadence, qui est accentuée par des incises qui viennent ponctuer chacune des phrases avec une régularité déterminée. Ce rythme, presque aussi régulier que le tic-tac d’une horloge qui marque l’écoulement du temps, reproduit le sentiment de monotonie, de lassitude et de pesanteur qui règle la vie d’Emma. Dans la description liminaire d’Eveline, Joyce souligne encore plus cet effet de monotonie et de lassitude prégnante, dans un style qui semble répondre à la description que Flaubert avait faite de ce qu’il concevait comme étant un style idéal, un ‘style qui serait beau, que quelqu’un fera[it] quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui sera[it] rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences…’ […]
She sat at the window watching the evening invade the avenue. Her head was leaned against the window curtains and in her nostrils was the odour of dusty cretonnne. She was tired.
Cette image d’Eveline assise, rêveuse, la tête inclinée contre la fenêtre, qui répond en écho à celle d’Emma, est renforcée par le rythme ascendant des phrases qui sont composées essentiellement de iambes et d’anapestes. Si la première phrase (‘She sat at the window watching the evening invade the avenue’) est rythmée ‘comme le vers’, marquée, en plus, par une forte allitération regroupant les notions essentielles autour d’Eveline (window, watch, evening, invade), la deuxième phrase, tout en étant aussi rythmée, apporte des détails spécifiques qui la rendent précise ‘comme le langage des sciences’ […]. Notons en passant que le type de tissu retenu par Joyce, de la cretonne, un tissu lourd, va de pair avec le sentiment de pesanteur ressenti par le personnage et que la sonorité même du mot, placée en position finale, apporte à la phrase une chute qui la tire vers le bas. De plus, ce mot d’origine française – ‘cretonne’ – qui fait irruption dans le foyer irlandais est peut-être une allusion amusante à la terre natale de Madame Bovary, d’autant plus que l’étymologie du mot renvoie précisément à la Haute Normandie : ‘cretonne’ : from Creton village in Normandy famous for linen manufacture’. C’est un détail que Joyce, en tant que lecteur assidu du dictionnaire d’étymologie dès son enfance, n’aurait pas laissé passer. »
Madame Duech poursuit son analyse en relevant d’autres similitudes entre Madame Bovary et Eveline : le glissement du visible vers l’audible dans la description des états psychologiques des deux héroïnes, le jeu des homonymies, la « mélancolie morne » et paralysante qui affecte les jeunes femmes, l’allusion à une mère et à ses sacrifices – une mère morte, dans les deux cas, d’un accès de folie –, et enfin la tentation mystique, avec son mélange de frénésie et de ferveur…
Tous ces éléments achèvent de prouver, si besoin était, que Joyce s’est servi de cet exemplaire comme d’un manuel d’écriture, afin de forger son style en le confrontant avec celui de Flaubert.
Le papier jauni et cassant, est très fragile ; réparations à la couverture et aux deux derniers feuillets.
Provenance : James Joyce (1882-1941), avec deux signatures autographes à l’encre noire, dont une datée de juin 1901. – Ernest August Boyd (1887-1946), avec sa signature à l’encre noire sur la première garde. Écrivain, critique et traducteur irlandais, correspondant d’Ezra Pound, Boyd, qui rédigea en 1917 un compte-rendu de Portrait of the Artist as a Young man, considérait que les livres de Joyce devaient être lus sans tenir compte de leur contexte irlandais, théorie que cet exemplaire de Madame Bovary tendrait à conforter. – Alexander Neubauer (ex-libris).
Références : Scarlett Baron, Strandentwining Cable. Joyce, Flaubert and intertextualityy, Oxford University Press, pp. 30-31, passim. – Lorie-Anne Duech, « Joyce/Flaubert : le rythme de la folie », in : Y Leclerc et N. Terrien (éd.), Le Bovarysme et la littérature de langue anglaise, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2004, pp. 111-122. – D. Hayman, « Towards a Postflaubertian Joyce », In : Scribble 2 : Joyce et Flaubert, Paris, Minard, 1990. pp. 33–64. – S. Gilbert, James Joyce’s Ulysses, New York, Vintage Books, 1952, p. 89. – R. Ellmann, James Joyce, Oxford University Press, 1983, p. 492.