Description
Luxueuse édition, la première dans le format in-4, parue l’année de l’originale.
Elle est ornée en frontispice d’un portrait gravé par Saint-Aubin : cette reprise de la gravure de Nicolas Voyer (1771) permit de diffuser largement l’image d’un Montaigne « au chapeau ».
Le manuscrit original du Journal du voyage en Italie, que son auteur ne destinait pas à la publication mais conservait à son seul usage, fut oublié pendant près de deux siècles. Il ne fut retrouvé dans un coffre au château de Montaigne, par l’abbé Prunis, qu’en 1770. L’éditeur parisien Le Jay confia la tâche de l’éditer à Anne-Gabriel Meunier de Querlon, gardien des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, qui dédia le livre à Buffon. Quatre éditions virent le jour en 1774. La première fut imprimée en deux volumes in-12. Peu après parurent une édition in-quarto, puis une édition en trois volumes au format in-12. Une quatrième, enfin, vit le jour en deux volumes in-12, mais amputée du texte italien. Le Jay choisit Rome comme adresse fictive d’édition, sans doute pour souligner le caractère italien du journal.
Complément du maître-livre de Montaigne, le Voyage est même « un essai plus vrai que les Essais » (Paul Faure, préface à l’édition de 1948). De plus, par un coup du destin, le manuscrit autographe ayant disparu peu de temps après sa découverte, l’édition de 1774 représente le seul texte « original » à la disposition des lecteurs.
« Le cul sur la selle » à travers l’Europe.
Le Journal du voyage en Italie, rédigé pour partie en français et pour partie en italien, a été tenu lors du voyage entrepris par Montaigne juste après qu’eut paru la première édition des Essais : dix-sept mois d’un périple au gré de l’humeur, du 22 juin 1580 au 30 novembre 1581, interrompu par la nomination de l’auteur comme maire de Bordeaux.
Fuyant la routine d’une vie de gentilhomme campagnard, Montaigne s’ennuie du monde et de ses tracas. Aussi va-t-il, « par gambades », « promener sa philosophie » comme l’écrit joliment le préfacier, Meunier de Querlon. Le voyage devait nourrir le livre III des Essais : « Le voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. (…) ‘Vous ne reviendrez jamais d’un si long chemin !’ Que m’en chaut-il ! Je ne l’entreprends ni pour en revenir, ni pour le parfaire. »
Montaigne écrivain italien ?
Une grande partie du Journal – environ 30 % du texte – a donc été rédigée directement en italien par Montaigne. Cette langue traitée de façon cavalière, à la fois expressive et savoureuse, ce style vif et heurté ont suscité de nombreux commentaires et analyses (Louis Lautrey, Charles Dédéyan, Aldo Rosellini, etc.), mais seule Fausta Garavini a su « restituer à l’italien de Montaigne sinon une pureté du moins une normalité qu’on lui déniait jusque-là, en replaçant ses prétendues « erreurs » ou « libertés » dans le contexte linguistique très fluide de l’époque » (François Rigolot, Journal de Voyage de Michel de Montaigne, 1992, préface, p. xxiv). Est-il légitime d’affirmer – en renversant une réflexion de Gilles Deleuze sur l’écrivain habitant en étranger sa propre langue – que Montaigne n’a jamais été davantage lui-même, dans le Voyage, que lorsqu’il a écrit en Italien ? Si l’écrivain, comme dit Proust, « invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte » (Deleuze), l’italien de Montaigne constitue, dans le contexte problématique du Voyage – deux auteurs, deux scripteurs, deux langues – un témoignage littéraire et psychologique exceptionnel, car il restitue la « voix » de Montaigne en même temps que son plaisir de communiquer, « plus important que celui de montrer sa maîtrise en un « languaige estrangier »… La correction de la langue est bonne pour les pédants : rien ne lui est plus étranger » (F. Rigolot).
Regarder, rêver, « essayer »…
On retrouve la même créativité chez le « touriste » Montaigne. Jean-Marc Chatelain a brillamment analysé l’usage que Montaigne fait de la toponymie et de sa puissance d’évocation. Il s’agit moins de « produire une raison étymologique que de faire affluer, par le seul fait de nommer le lieu, une mémoire de l’Antiquité qui prend la forme d’un sentiment poétique plutôt que d’un principe de connaissance. Comme tout lettré de la Renaissance faisant le voyage d’Italie, Montaigne accorde beaucoup d’attention aux vestiges antiques dans les régions qu’il visite ; mais on a aussi remarqué que cette attention est comme négligente et qu’il ne s’attache pas à déchiffrer exactement les inscriptions qu’il relève et à les fixer dans un savoir : sa mémoire de l’Antiquité n’est décidément pas celle des ‘antiquaires’, qui enregistrent, vérifient, établissent. Elle est bien plus de l’ordre d’une rêverie, d’un vagabondage de l’esprit le long duquel les vivants peuvent lier avec les morts une impossible et fantastique « accointance ». Sur les lieux qu’ont fréquenté les Anciens, Montaigne ne traque pas une connaissance, il se dispose à l’émotion que procure l’imagination du passé… Il resterait à savoir s’il n’est pas loisible de deviner dans cet art discrètement mélancolique de voyager la forme plus générale d’un rapport à la culture qui nourrit jusqu’à l’écriture même des Essais, dans l’usage qui y est fait des citations ».
Bel exemplaire relié en veau glacé portant les pièces d’armes des Rohan-Chabot.
Il a vraisemblablement fait partie de la bibliothèque de Guy-Auguste de Rohan-Chabot (1683-1760) – ce même Chevalier de Rohan qui fit bastonner et embastiller Voltaire en 1726 –, avant de passer dans celle de son fils, Louis-Antoine de Rohan-Chabot (1733-1807), correspondant de Madame du Barry et personnalité de l’Émigration.
Les exemplaires du Journal du voyage de Montaigne en belle reliure du temps et dotés d’une provenance significative sont rares.
Cachet anciennement gratté sur le titre, épidermures peu prononcées sur les plats, habile restauration à la coiffe supérieure.
Références : Desan, nº 111 : « En accord avec le goût bibliophilique du XVIIIe siècle, le format in-4 est considéré comme le plus désirable ». – Lacouture, Montaigne à cheval, 1996, pp. 193-225 : « L’érudit s’est fait philosophe, le retraité combattant. La déambulation cavalière à travers la Rhénanie, la Suisse, la Bavière, le Tyrol et les Italies aura contribué à accoucher le Montaigne qui va agir sur l’histoire de son temps »). – J.-M. Chatelain, « Noms de pays : l’Italie de Michel de Montaigne », in Poètes, princes & collectionneurs. Mélanges offerts à Jean Paul Barbier-Mueller, Genève, 2011, pp. 351-366).