Description
Remarquable plan manuscrit de la ville et de la cité interdite de Moukden, aujourd’hui Shenyang (Chen-Yang), dressé sur place en 1888 à la demande du général Albert d’Amade.
Dessiné par un artiste mandchou, il offre une représentation à la fois minutieuse, exacte et pittoresque de la ville qui était devenue, dès le XVIIe siècle, la capitale de la dynastie Qing (1644-1912) et qui abrite encore de nos jours la deuxième cité interdite de Chine, bâtie sur le modèle de sa grande sœur de Pékin. Albert d’Amade, qui commandita l’ouvrage, servait à l’époque comme attaché militaire de la légation française en Chine, où il demeurera jusqu’en 1891. Au cours de sa mission, d’Amade accomplit trois grands voyages d’étude et de reconnaissance, explorant d’abord la région de Pékin et la Mandchourie (hiver 1888), les provinces méridionales du Yunnan et du Guangxi (octobre 1888-mai 1889), et enfin la Corée (1890). C’est donc à la fin de l’année 1888 que ce passionné de la Chine – sans doute frustré par le manque de représentations et la connaissance imparfaite, en Occident, de la cité interdite de Moukden – fit réaliser ce plan monumental.
La grande composition tracée au pinceau montre, dans les moindres détails, la « ville murée » ainsi que ses alentours, avec les différentes portes, les fortifications, les bois et les bosquets, les cours d’eaux parcourus par des bateaux, les reliefs montagneux… Le dessinateur a agrémenté le plan de de personnages vaquant à leurs occupations et de petites scènes de rues animées, ce qui adoucit l’inévitable raideur topographique propre à ce genre de documents. Il y a des habitants de Moukden à pied ou à cheval, des portefaix, des voitures à porteurs, des paysans sur leurs chariots, des marchands de rue, des éleveurs de chameaux, des troupeaux de cochons… Posé devant une paroi, le plan apparaît en noir dans toute la clarté du trait à l’encre de Chine. En revanche, lorsqu’on le place devant une source lumineuse (naturelle ou artificielle), les touches de couleur savamment disposées et espacées au verso rehaussent la vue de nuances délicates, visibles par transparence.
La « radiographie » d’une cité interdite à l’automne de la dynastie Mandchoue
Des chiffres et des lettres manuscrits inscrits à l’encre noire sur le plan permettent d’identifier, à l’aide des livrets manuscrits, pas moins de 120 lieux et bâtiments, publics ou privés, formant la ville de Moukden. Les légendes rédigées en chinois – des idéogrammes souvent accompagnés de leurs transcriptions – sont suivies de la traduction française soigneusement calligraphiée.
On peut ainsi se frayer un chemin à travers les nombreux yamen (résidence officielle d’un mandarin), notamment celui « des examinateurs pour les examens du mandarinat », les logements des princes de la famille impériale ou du gouverneur militaire de la province, les prisons (civile et militaire), le bureau de l’octroi, les entrepôts de bois, le jardin botanique impérial, le dépôt de bois combustible, la poudrière, la mission presbytérienne, les trois mosquées, les innombrables pagodes rituelles ou funéraires, la « pagode de la Sympathie », celle « du Dragon », celle des génies de la maternité, des chevaux ou des moissons, la pagode « de la littérature de Confucius », les temples dévoués aux divinités du panthéon chinois, la pagode « du Prince diable » et celle « de la Louve blanche », la faculté de théologie bouddhiste, les greniers publics, l’observatoire météorologique – « simple mirador », commente le traducteur français (d’Amade lui-même ?) –, le « Parc de la laiterie des vaches », le « Parc aux cerfs destinés aux sacrifices », le « puits où l’on jette les cadavres des criminels exécutés », le magasin des métaux, la pagode où se tient la « bourse commerciale », ou encore les yamen des ministères de la justice, de la guerre, des travaux publics, des rites ou des finances…
On voit qu’Albert d’Amade (Toulouse, 1856 – Fronsac, 1941) a eu soin de dresser un tableau topographique et toponymique exhaustif de la ville impériale. Le plan lui-même constitue, dans son ensemble, un bel exemple de « fusion » culturelle, l’art du dessin et de la calligraphie de Chine se pliant – mais pas au point de se laisser étouffer, loin de là – aux règles de la cartographie militaire.
Formé à Saint‐Cyr, le sous-lieutenant d’Amade arrive à Constantine en 1876 et participe à la campagne de Tunisie, jusqu’en 1881, au sein du 3e régiment de tirailleurs algériens. En 1885, il rejoint le 108e régiment d’infanterie au Tonkin. Il est ensuite affecté à l’État‐major de la 2e brigade de la division d’occupation du Tonkin et de l’Annam. Lors de la campagne du Tonkin, le jeune capitaine se passionne pour les problématiques de l’Extrême‐Orient. De cet intérêt découle certainement sa nomination en Chine en 1887, année où il rejoint la représentation diplomatique de la France à Tien‐Tsin en tant qu’attaché militaire. Cinquième officier à être nommé à ce poste depuis 1870, dʹAmade se révèle, pendant son séjour en Chine (1887‐1891), un talentueux observateur doublé d’un photographe accompli. Espion officiel au service de la France, il incarne le parfait gentleman, séduisant ses interlocuteurs par son tact et son intelligence. Sa connaissance du mandarin s’avère un atout de premier ordre et participe au succès de ses trois grands voyages d’étude. Au retour de ces missions, il expédie au 2e Bureau de l’État‐major de copieux rapports agrémentés de cartes et de photographies qui forceront l’admiration de ses supérieurs. Attaché militaire en Grande‐Bretagne en 1901, il est nommé général de brigade en 1907 et rejoint le Maroc avec comme mission la pacification de la province de la Chaouïa. Il quitte le Maroc en 1909 après avoir préparé le terrain à Lyautey et créé les goums marocains (unités d’infanterie légères de l’armée d’Afrique). Pendant la Grande Guerre, après une brève participation sur le territoire français, il prend en 1915 le commandement du Corps expéditionnaire d’Orient chargé de combattre l’Empire ottoman aux côtés de l’armée britannique et participe à la bataille des Dardanelles.
Précieux document fixant la morphologie et la vie administrative de la capitale mandchoue saisie à la veille de sa chute, mais encore éclairée par les derniers feux de la dynastie des Qing.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le pouvoir des Qing – la dernière dynastie à avoir régné sur la Chine impériale – fut affaibli par les conflits internes et les pressions internationales. Dix-sept ans après le voyage d’étude d’Albert d’Amade, le 10 mars 1905, la bataille de Moukden, épilogue décisif de la guerre Russo-Japonaise, devait se solder par la victoire de l’armée nippone et la prise de la ville. Cet événement, qui se déroula sous les yeux d’une « mission militaire française près l’Armée japonaise », devait précipiter la déchéance des Qing et modifier pour toujours la physionomie de Moukden et de la Mandchourie. Le régime impérial fut finalement renversé par la révolution de 1911, laissant la place à la république de Chine. Le règne de la dynastie Qing prit fin le 12 février 1912 avec l’abdication du dernier empereur de Chine, Puyi, alors âgé de six ans.
La colle fixant les bandes de toile servant à ajointer les lais a un peu bruni en s’oxydant ; le papier présente des rousseurs qui n’altèrent ni la clarté ni la beauté de la composition.
Provenance : Archives privées du général Albert d’Amade (1856-1941), conservées dans sa maison de Fronsac (Gironde). – Succession du général d’Amade, vente du 25 février 2019, lot 13. – Un certificat d’exportation de bien culturel sera fourni à l’acquéreur.