Description
Belle lettre littéraire au cours de laquelle Proust cite Vigny, Lamartine et Baudelaire.
Marcel Proust, habitué des mauvaises critiques, écrit à l’auteur des Amorandes non « une lettre de consolation » mais des lignes soulignant la grandeur qu’il a trouvée à son roman. Ce faisant, il convoque Lamartine, Vigny et Baudelaire pour conjurer le déni de justice critique infligé à Julien Benda. Il évoque aussi les attaques qu’il avait subies à propos de À la recherche du temps perdu pour rappeler à son correspondant qu’il est vain de prêter attention aux « critiques qui ne portent pas ».
Monsieur
Je n’ai pas l’honneur de vous connaître et je suis trop malade pour vous écrire. J’ai seulement voulu vous dire que Les Amorandes me paraissent extrêmement différentes de ce qu’en pensent des critiques remarquables mais à mon avis fourvoyés pour un jour, et de jeunes sots – et même de vieux – qui font chorus. Il est naturellement plus difficile à ceux qui ont énormément à dire de trouver une forme nette, qu’à un Moréas par exemple. Les livres vides donnent aisément l’illusion de la perfection et en revanche votre « Il rêvera toujours à la chaleur du sein » [vers de Vigny mis en exergue par Benda sous le titre de son roman] n’est pas toujours clairement exprimé, parce qu’il est inexprimable. Mais c’est sa grandeur.
Cette lettre n’est pas une lettre de consolation. Je me suis moi-même, à propos du livre le plus composé, le plus concerté qui soit [la Recherche], vu trop souvent accusé de me laisser aller à l’effusion de ma sensibilité particulière ou, pis encore, à peindre à tort et à travers tout ce que je voyais, pour savoir qu’on n’est nullement blessé de ces critiques qui ne portent pas et n’ont d’autre avantage que de permettre aux Pierrefeu d’entonner leurs airs de bravoure. Je crois que vous êtes victime d’un déni de justice sans qu’il y ait mauvaise et méchante intention de personne, sans que personne ait plus tard à arracher « la corde injurieuse où la haine a vibré » [Lamartine]. Mais comme je crois mon appréciation plus juste, je me suis permis de vous le faire connaître malgré le terrible effort que c’est pour moi dans l’état où je suis de tracer même quelques lignes.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués
Marcel Proust
Je ne sais qui signe Paul Rival dans la Nouvelle Revue Française. Si vous l’ignorez aussi et avez quelque curiosité de l’apprendre, je pourrai demander à Jacques Rivière, quand il sera revenu à Paris, quel est ce nouveau critique. Ce qu’il dit de l’homme perdant sa virilité, du cas qui se particularise, cela m’aurait fort diverti si cela ne m’avait surtout agacé. Mais j’espère surtout que vous n’avez de cette injuste presse aucun ennui, ni même l’orgueilleuse joie d’être mal compris. J’ai eu de bien plus mauvaises presses que vous (cela continue d’ailleurs) et je me serais cru très ridicule en affectant « ce regard calme et haut, qui damne tout un peuple au bord de l’échafaud ». Je crois que je cite un peu inexactement ces vers admirables [Baudelaire, « Les Litanies de Satan »].
Les Amorandes, roman de Julien Benda paru en 1922, reçut un accueil critique tel que son auteur, qui l’avait conçu comme marchepied pour l’Académie Française, se retira quelques années de la vie littéraire. Jean de Pierrefeu livra une critique assassine du roman de Benda dans Le Journal des Débats du 19 juillet 1922, sous le titre « Un romancier philosophe ». (Il faudra attendre 1927 pour que paraisse La Trahison des Clercs, le livre qui fit la célébrité de Benda.) Le vers de Baudelaire, cité de mémoire par Proust, est en fait : « Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut / Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud ».
On joint un exemplaire de l’édition originale des Amorandes dans le tirage spécial pour la société de bibliophiles « Les XX », signé par Julien Benda (n° 4).
Références, Kolb, Correspondance de Marcel Proust, tome XXI, n°277.