Description
Manuscrit autographe de ce bref mais fulgurant poème annonçant dada et le surréalisme.
Il est entré
Il s’est assis
Il ne regarde pas le pyrogène [à cheveux rouges]
L’allumette flambe
Il est parti
« Un poème » fut publié en février 1917 dans le n° 14 de la revue SIC, dirigée par Pierre-Albert Birot, puis repris dans le premier recueil posthume d’Apollinaire, Il y a (1925). Le manuscrit autographe, visiblement rédigé de façon fébrile et quasi-automatique sur un morceau de papier arraché d’un carnet ou d’un cahier (déchirure visible dans la partie supérieure du feuillet), présente quelques différences avec l’imprimé : les initiales des vers sont en minuscules ; les mots « à cheveux rouges », qui terminent le troisième vers du poème, n’y figurent pas encore (ils furent probablement ajoutés sur une épreuve intermédiaire perdue, ou peut-être même communiqués oralement).
L’épreuve de bon à tirer porte, sous le poème, cette note manuscrite de Pierre Albert-Birot :
Mon cher ami
envoyez moi cette épreuve corrigée
par retour du courrier
Merci [un mot illisible] P Albert-Bir[ot]
Guillaume Apollinaire a renvoyé l’épreuve en effectuant une seule correction (suppression du point après son nom) et en ajoutant, dans la marge de droite, cette note manuscrite à l’encre noire.
Cher ami
envoyez-moi un
bon exemplaire du poème
La Pluie
c’est pour en faire
un cliché
ce mardi
à partir de
5 h. Je suis
au café de
Flore jusqu’à
7 heures.
Apollinaire fait très probablement allusion ici au poème-calligramme « Il pleut », imaginé à Deauville en juillet 1914, publié dans le n° 12 de SIC en décembre 1916 – soit moins de deux mois avant la publication de « Un poème » –, puis inclus dans Calligrammes. Le cliché évoqué par le poète devait certainement servir à la reproduction de « Il pleut » dans le grand recueil de 1918, alors en gestation. Quant au lieu et à la date de réception de l’épreuve, on sait qu’à cette époque Apollinaire « recevait » ses amis écrivains et artistes au Café de Flore tous les mardis, à partir de 17 heures.
Ce petit poème fantasque et avant-gardiste est l’une des trois compositions de Guillaume Apollinaire retenues par André Breton dans l’Anthologie de l’humour noir.
Lorsqu’il publie « Un poème », Apollinaire flirte avec les courants d’avant-garde, publiant ses vers dans Nord-Sud de Pierre Reverdy, 391 de Francis Picabia et SIC de Pierre Albert-Birot, assurément les plus hardies parmi les jeunes revues poétiques. Dès 1916, il avait fait la connaissance d’André Breton, qu’il introduisit auprès de Reverdy et des collaborateurs de Nord-Sud. Début 1917, un autre jeune poète attire l’attention de l’auteur d’Alcools, Philippe Soupault, dont il fait aussitôt publier les premiers vers dans SIC (janvier-mars). L’amitié de Breton et de Soupault, provoquée par Apollinaire – « Il faut que vous deveniez amis », aurait-il proféré à l’occasion de leur première rencontre –, peut être considérée comme l’étincelle à l’origine de l’aventure « surréaliste » : un terme qui, nul ne l’ignore, fut employé pour la première fois par Apollinaire lui-même dans LesMamelles de Tirésias, et que Breton, Soupault et leurs camarades adopteront en souvenir de son inventeur.
Rien d’étonnant à ce que Breton ait choisi ce poème prétendument mineur (avec « Le phoque » et « Chapeau-tombeau », parus dans Lacerba en 1914 puis repris dans Littérature en 1919) afin de marquer l’apport d’Apollinaire au mouvement, et ce dès la première édition de l’Anthologie de l’humour noir (1940). Car tout est déjà là : automatisme (ou plutôt « simultanéisme »), humour, mystère, mouvement, inconscient, éclat… L’influence du « cubisme littéraire » de Reverdy est évidente, tout comme celle des poèmes de Soupault, qu’Apollinaire venait de découvrir. Une poétique du dépouillement, mais rehaussée par l’insertion in extremis de l’image centrale et décisive, les « cheveux rouges » de l’incongru « pyrogène » – un récipient destiné à recevoir des allumettes et muni d’un frottoir –, dont l’apparition produit un effet aussi fugace que merveilleux au cœur de cette pièce qui, dans sa fausse simplicité, « célèbre l’acte poétique par excellence » (Willard Bohn).
Peu de temps après la publication de « Un poème », Apollinaire reprendra l’image du « pyrogène » (mais sans chevelure) dans le premier des cinq petits poèmes intitulés « Poèmepréfaceprophétie » qui forment la préface aux 31 poèmes de poche de Pierre Albert-Birot, achevés d’imprimer par les éditions SIC le 28 avril 1917 : « Pierre Albert-Birot est une sorte de pyrogène / Si vous voulez enflammer des allumettes / Frottez-les donc sur lui / Elles ont des chances de prendre / Trop peu de pyrogènes aujourd’hui / Mais je ne dis rien des allumettes »). Enfin, signalons que « Un poème » a été mis en musique par Francis Poulenc en 1946 (cf. Deux mélodies sur des poèmes de Guillaume Apollinaire, FP131 ; l’autre poème est « Le Pont », publié en avril 1917 dans le n° 16 de SIC).
Précieux ensemble témoignant d’une étape cruciale de la littérature moderne, dont l’influence sur la poétique et l’esthétique du xxe siècle n’est plus à rappeler.
Provenance : Pierre Albert-Birot, 1876-1967 (timbre humide à ses initiales sur les deux documents).
Références : G. Apollinaire, Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 360 et passim. – Philippe Wahl, « Apollinaire, la rime et le rire. “Ça a l’air de rimer” », in : Études françaises, vol. 51, N° 3 (2015), pp. 117-142. – Michel Decaudin, « Soupault en 1917 : Aquarium, in : Myriam Boucharenc et Claude Leroy (dir.), Présence de Philippe Soupault, Presses Universitaires de Caen, 1999, pp. 15-24. – Willard Bohn, « Le pyrogène à cheveux rouges », in : Apollinaire. Revue d’Études apollinariennes, n° 12, 2012, pp. 77-80.