BALTHUS,

Balthasar Klossowski de Rola


ÉTUDE POUR LA CUISINE DE CHASSY

Chassy,

1955.

Dessin au crayon gras sur papier, au verso d’une feuille issue d’un grand carnet. (Au recto, une esquisse semblable, au crayon, mais beaucoup plus sommaire et sans visage.). Le verso seul est signé au crayon du monogramme « Bs », en bas à gauche du sujet. – Dimensions : 350 x 266 mm

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Description

Remarquable dessin préparatoire, très expressif : un concentré de l’art de Balthus.

Cette étude, réalisée en vue d’une œuvre intitulée La Cuisine de Chassy, appartient à un corpus de cinq dessins préparatoires exécutés au crayon (4) ou à l’encre (1) en 1955, au moment où Balthus travaille, entre autres, aux toiles La Coiffure et Jeune fille à la fenêtre.

Sur une banquette à peine esquissée, une très jeune femme est assise : son menton est appuyé sur le genou de sa jambe gauche, laquelle est maintenue repliée par son bras droit ; elle tend son bras gauche vers un objet qui est resté hors du cadre de la feuille.

L’étude donne bien à voir la manière avec laquelle le crayon de Balthus court sur la feuille, tour à tour léger et plus appuyé, cherchant à identifier la forme d’une réalité, sans toutefois prétendre en cerner parfaitement les contours. Quelques coups de crayon plus noirs confèrent son individualité au visage du modèle, la concentration à son regard rivé droit devant elle et une irrésistible tension au geste de son bras (refus ou menace ?) lancé dans la même direction. Une solide impression de détermination émane de cette figure de jeune fille, ainsi qu’une certaine monumentalité : quelque chose de ce hiératisme dont Pierre Klossowski fait l’une des expressions de la « nostalgie de l’éternel » propre à la quête esthétique et spirituelle de son frère. « Il y a dans les attitudes [des figures de Balthus], souvent raidies, je ne sais quelle obstination, quel entêtement à faire la sourde oreille aux rumeurs de notre monde usinier… », écrira Klossowski en 1956.

Il est étonnant de constater que La Cuisine de Chassy n’a pas donné lieu à une composition peinte. L’œuvre la plus achevée connue sous ce titre est une encre de Chine sur papier calque, de petit format (140 x 170 mm), décrite au Catalogue raisonné sous le numéro D 819. Par son sujet, sa composition d’ensemble, et plus encore par les études formelles de la jeune fille qui en constitue le motif central, La Cuisine de Chassy peut être mise en relation avec La Cheminée de l’atelier de Chassy, œuvre peinte dans le même temps et dont La Cuisine aurait constitué, en quelque sorte, le pendant.

Chassy, le château-atelier perdu dans le Morvan, et la rencontre avec Frédérique Tison.

Au début des années 1950, pour des raisons pécuniaires autant que par souci de « fuir le tohu-bohu » de la ville, Balthus cherche activement à quitter Paris. Les difficultés matérielles n’étant jamais parvenues à aliéner chez lui des ambitions dandy et aristocratiques – en partie héritées de son mentor Rainer Maria Rilke –, il avoue alors à son ami Alberto Giacometti, que l’on imagine volontiers scandalisé, qu’il a « désespérément plus besoin d’un château qu’un ouvrier d’un morceau de pain »… C’est ainsi à l’occasion d’une visite chez Diane et Georges Bataille à Vézelay qu’il découvre la parfaite retraite : une ancienne ferme fortifiée du xvie siècle, remaniée au xviie par Jacques de Choiseul, alors abandonnée et perdue sur les premiers contreforts du Morvan. Trois étages flanqués de grosses tours rondes, « des ares de fenêtres, de planchers, des murs d’un mètre », a écrit quelque temps plus tard la poétesse Léna Leclercq venue, sur les conseils de Giacometti, rejoindre le peintre pour assurer l’intendance.

L’austérité altière de l’immense et vénérable bâtisse agit puissamment sur l’artiste. Immédiatement, il en investit les divers espaces, tout comme la campagne alentour, installant un vaste atelier au deuxième étage du corps de logis (« huit mètres sur dix »), faisant des masses imposantes de son architecture et plus encore des points de vue qu’elle offre sur les paysages environnants les sujets de nombreuses œuvres. Ses scènes intimistes prennent place dans l’une ou l’autre de ses quelque trente pièces : chambres, atelier, cuisine, etc., dont les cheminées anciennes concourent, entre autres, à la construction de l’espace du tableau. « Balthus peint tout le jour », multipliant les toiles, les dessins et les esquisses préparatoires.

À Chassy, Balthus a produit près d’un tiers de toute son œuvre. Son art y reçut une inflexion décisive : « la lumière, l’air et une nouvelle sérénité [y firent] une entrée définitive ». La tension et le pressentiment constitutifs de ses œuvres antérieures cèdent désormais la place à l’ordre et à l’harmonie ; « l’agencement de l’espace et les recherches purement plastiques l’emportent […] sur les préoccupations psychologiques » qui le hantaient précédemment. Ses peintures acquièrent une dimension méditative, laquelle n’exclut pas la présence de motifs décoratifs auxquels le peintre s’avère dès lors très sensible.

Balthus achève d’abord quelques tableaux importants commencés cour de Rohan : La Chambre (1952-1954) et Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954). Il entreprend ensuite de nouvelles compositions : les deux premières versions des Trois sœurs(1954-1955 et 1955), La Patience (1954-1955), Golden Afternoon (1957) ou encore Le Rêve I (1955) et Le Rêve II (1956-1957), plusieurs paysages vus des hautes fenêtres du château (La Cour de la ferme à Chassy en 1954, Grand paysage aux arbres en 1955,L’Étang à Chassy en 1957), ainsi que de nombreuses natures mortes aux fruits ou aux bouquets… Il peint aussi de nombreux portraits : de Colette, la fille de voisins ; de Léna (Léna de profil ou Léna aux bras croisés en 1954), et bientôt de Frédérique Tison, sa nièce par alliance (Jeune fille à la chemise blanche en 1955), qui fut très probablement le modèle du dessin que nous présentons.

Frédérique (1938 ?-2018) est la fille de Denise Morin-Sinclaire (1918-2019) et de Charles Tison (1908-1944), qui fut fusillé par les nazis. Elle aussi arrêtée pour faits de Résistance en avril 1944, Denise fut emprisonnée à Bordeaux, puis déportée à Ravensbrück. Revenue des camps, veuve de guerre, elle se remaria en 1947 avec le frère aîné de Balthus, l’écrivain et dessinateur Pierre Klossowski (1905-2001), dont elle fut le point cardinal, son signe unique.

Balthus a probablement fait la connaissance de sa nièce à Champrovent, en Savoie, au sortir de la guerre. Il semble qu’elle ait commencé à poser pour lui dès 1948, puis régulièrement en 1949. D’un caractère sauvage, « une vilaine petite fille de la plus jolie manière », dit d’elle Pierre Leyris, elle a vraisemblablement commencé à venir régulièrement à Chassy courant 1954. Elle cohabite alors avec Léna, qui accepte mal le surgissement de la turbulente jeune femme et qui, bientôt, quittera le château. En 1956, Frédérique s’installe auprès de Balthus. Elle sera sa muse et son principal modèle jusqu’en 1961, date de leur départ pour Rome, où le peintre est nommé directeur de la Villa Médicis par Malraux. Peu après, cependant, Frédérique retournera vivre à Chassy. Balthus lui fera alors don du château et de l’essentiel des œuvres s’y trouvant. Elle y vivra jusqu’à sa mort en août 2018.

Jusqu’à la dispersion du fonds du château morvandiau en 2020, cette belle et nerveuse étude pour La Cuisine de Chassy n’avait, semble-t-il, jamais quitté l’atelier.

Provenance : l’artiste, atelier de Chassy ; Frédérique Tison et descendance.

Références : Jean Clair et Virginie Monnier, Balthus. Catalogue raisonné de l’œuvre complet, Gallimard, 1999, D 814 (verso) et D 815 (recto), avec reproductions. – Jean Clair, Sabine Rewald et al. Balthus, un atelier dans le Morvan, 1953-1961, RMN/Musée des Beaux-Arts de Dijon, 1999, passim. – Jean Clair (Jean) et al., Balthus, Centre Pompidou, 1983, passim. – Léna Leclercq, Correspondance inédite avec Henriette et André Gomès (coll. part.) – Nicholas Fox Weber, Balthus. Une biographie, Fayard, 2003, passim. – Pierre Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1956), texte d’abord paru en anglais sous le titre de « Balthus Beyond Realism » dans Art News, New York, (1956), vol. 55, n° 8, puis traduit en français dans Monde nouveau, 1957, nos 108-109, pp. 70-80.

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