LUCA,

Ghérasim


Lettre sur le mouvement surréaliste roumain et le film Malombra

Bucarest ,

Juin 1947.

Lettre autographe signée, 2 pages in-8 (178 × 145 mm), écrite à l’encre noire sur les rectos d’un bifeuillet de papier vert d’eau (21 et 28 lignes).

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Description

Très belle lettre inédite adressée de Bucarest au peintre et éditeur Francis Bouvet (1929- 1979), un proche de Breton et des surréalistes qui avait pris contact avec les membres du groupe roumain.

Bucarest, juin, 1947
Cher ami,
Je viens de recevoir votre aimable message et afin d’appuyer sur la confiance et la réciprocité notre virtuelle amitié je me hate [sic] de vous répondre. Nous nous efforçons depuis longtemps de faire connaître à nos amis de l’étranger “un certain point de vue”, mais nous sommes incapables d’après le peu de renseignements que nous recevons de leur part, de nous rendre compte de son reflet et de sa nécessité même. Voulez-vous avoir la gentillesse de combler cette lacune d’information en nous envoyant de temps en temps des nouvelles sur l’activité surréaliste (extraits de journaux, comptes-rendus, publications etc) ? Vu la position géographiquement centrale que vous occupez dans le monde, c’est-à-dire le rayonnement extrêmement rapide quant aux conséquences de toutes vos initiatives, la responsabilité de votre activité révolutionnaire à Paris est bien lourde. Bien entendu que la présence de Breton (sa pureté, sa lucidité,
sa passion perpétuelle) justifie assez à nos yeux le bien-fondé de tous vos projets. Mais quels sont au juste vos projets ? Voulez-vous nous en tenir au courant et demander à vos amis de faire autant ?

Je vous envoie ci-joint un texte écrit pour un film qui nous a beaucoup attiré par son allure hystérique et supremement [sic] amoureuse et que nous croyons devoir vous signaler. Il est tiré d’après un affreux roman, du même nom, qui ne ressemble en rien au spectacle. Ce film a été fait en Italie, par les studios Lux-Film de Roma, dans l’interpretation [sic] de Isa Miranda, – et nous avons l’impression qu’il a passé tout à fait inaperçu, même aux yeux de ses auteurs. Nous voudrions bien que vous et vos amis puissiez le voir, d’ailleurs une copie doit être facile à obtenir, et c’est la raison des détails donnés, dont nous excusons [sic]. (Nous l’avons déjà signalé à Breton.) Au cas où le film pourrait être obtenu pour une représentation surréaliste, il n’y aurait qu’à retrancher quelques scènes éparses à tendance catholique, impuretés repoussées par toute sa construction involontairement surréaliste et affolante.

L’exposition internationale organisée par Breton et Duchamp doit être sur le point de s’ouvrir et nous regretons [sic] de ne pas pouvoir y prendre une part plus active.
Tout en attendant des nouvelles des informations et les reproductions dont vous m’avez parlé
bien amicalement
Gherasim Luca

Le film involontairement (donc purement) surréaliste mentionné par Ghérasim Luca est Malombra, réalisé par Mario Soldati en 1942 d’après le roman d’Antonio Fogazzaro, interprété entre autres par Isa Miranda, Andrea Checchi et Irasema Dilían. Les surréalistes roumains, qui l’idolâtraient, lui consacrèrent un tract signé par Ghérasim Luca, Gellu Naum, Paul Păun, Virgil Teodorescu & Dolfi Trost, Éloge de Malombra, cerne de l’amour absolu (Bucarest, Surréalisme, Imp. Socec, 1947, 8 pp., illustré d’un photogramme et d’un dessin). – L’exposition évoquée est bien sûr l’Exposition internationale du Surréalisme, organisée en juillet 1947 par Breton et Duchamp à la Galerie Maeght.

Remarquable document éclairant la poétique radicale de Ghérasim Luca et des surréalistes roumains dans la deuxième moitié des années 1940.

« Dans une lettre datée “Bucarest, le 29 juin 1947”, Ghérasim Luca répond au questionnaire du groupe surréaliste de Paris (qui, en 1947, sondait ses adhérents par des questions telles : “Qu’attendez-vous au juste, à l’heure présente, du surréalisme?” ou “Quelle est votre position à l’égard de la volonté révolutionnaire de changer le monde ?”) comme un véritable révolutionnaire qui voulait garder l’unité du mouvement inaltérée : “Mais il y a au moins une ou deux mesures à prendre, mesures qui prétendent l’unanimité : notre position vis-à-vis de la politique, par exemple, doit être absolument commune, comme elle en était à l’égard du père et du désir. L’introduction d’une rigueur élémentaire vis-à-vis de quelques images élémentaires (politique, littérature, religion…) reste seule à pouvoir contrecarrer le confusionnisme et la dilution du message surréaliste”. Le poète considère que la formule qu’il avait inventée, conformément à laquelle “l’Amour rencontre libre- ment la Révolution” dépasse tout système philosophique, y compris le marxisme. Car, ainsi qu’il résulte de cette lettre, “les systèmes (marxisme, freudisme, existentialisme, naturalisme…” ont le défaut d’être œdipiens, tandis que la véritable libération provient de l’amour non-œdipien qui a rencontré la révolution. Les dernières années de Ghérasim Luca en Roumanie restent mystérieuses. Autour de lui, la révolution prolétaire réelle s’emparait de la Roumanie, faisant remplir les prisons au nom de la lutte des classes. Entre la révolution imaginée par Ghérasim Luca et la révolution qui se déroulait devant ses yeux, il n’y avait rien de commun. De sorte que, si le surréalisme l’avait mené à des convictions communistes, la réalité du communisme l’a déterminé à se retirer dans le surréalisme. Après avoir quitté le roumain en faveur du français, en 1952 le poète a quitté, également, la Roumanie pour la France. » (Marta Petreu)

Un mot sur le destinataire de cette lettre. Se vouant d’abord à la peinture, Francis Bouvet fréquenta Breton et les surréalistes dès 1945, devenant une sorte d’officier de liaison du groupe. C’est lors des réunions place Blanche ou aux Deux-Magots qu’Yves Bonnefoy fit sa connaissance. Ce dernier livrera à la mort de Bouvet, en 1979, ce témoignage : « À ce moment-là Francis Bouvet se proposait d’être peintre, ce qui suggère déjà que le “culte des images”, pour reprendre les mots de Baudelaire, était et allait rester sa grande, sa “primitive” passion. Mais il éprouva bientôt aussi un grand intérêt pour le livre, et – ce qui est peu fréquent chez un producteur de livres, surtout si jeune – c’était avec un goût très marqué et même très intrépide pour les publications systématiques, approfondies et complètes. À peine entré dans la profession, ce qui se fit assez vite – car il fut chef de fabrication aux Éditions de Minuit dès le début des années 50 –, il s’attaqua à de grandes tâches, et en réalisa, seul, me semble-t-il, au moins une particulièrement redoutable, les œuvres complètes de Victor Hugo, en quatre énormes volumes (mais d’un texte très clair autant que très sûr), qui furent publiées chez Pauvert. Une entreprise du même esprit, les œuvres de Saint-Simon, conçues plus exhaustivement qu’on ne l’avait jamais fait encore, eut moins de chance : il n’en est resté qu’un gros premier tome. Mais bientôt Francis Bouvet allait entrer chez Flammarion, et c’est là, dans des fonctions difficiles à définir pour qui les rencontrait du dehors, en fait taillées sur sa personnalité singulière, qu’il put donner toute sa mesure. » Cf. Yves Bonnefoy, Le Monde, 21 septembre 1979.

Document en parfait état.

Provenance : Francis Bouvet (1929-1979).

Références: M.Yaari (dir.), «Infra-Noir», un et multiple. Un groupe surréaliste entre Bucarest et Paris, 1945-1947, Bern, Peter Lang, 2014, pp. 366-372. – R.-M. Friedman, « Pré-texte à texte : Malombra (1942) et son Éloge (1947) », in M. Yaari (dir.), op. cit., pp. 199-218. – S. Martin & M. Scognamillo, Tourbillon d’être. Ghérasim Luca, Paris, 2020, no 11, pp. 20 et 185. – M. Petreu, « Les idées politiques de Ghérasim Luca dans sa période roumaine », in Synergies Roumanie, no 2, 2007 pp. 57-64.

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